ERIC DELAYEN
LE ROYAUME ET LA MACHINE


Né à Dunkerque, en 1969, diplômé de l'Ecole d'Art de Dunkerque, de l'Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg et de l'Ecole supérieure des Beaux-Arts de Marseille, Eric Delayen prend rapidement la mesure, par nécessité et par choix, par goût du défi et par esprit de contradiction, du contexte polymorphe, tant sociologique qu'institutionnel, du monde artistique. Un milieu, un biotope qu'animent à la fois l'universalité et l'esprit de clocher, la subjectivité intouchable et les partis pris, la liberté et l'arbitraire.
C'est au sein de cette société particulière, construite sur une histoire qui ne s'oublie jamais tout en battant la mesure d'un présent plus contemporain que partout ailleurs, avec une conscience aigüe de la topologie dans laquelle il s'inscrit, qu'Eric Delayen va poser les jalons d'une œuvre qui, sans cesse, réinterroge la position des éléments qui font " l'art " et singulièrement, le moment paroxystique à cet égard de l'exposition : l'artiste, la pièce, l'espace et le lieu, le spectateur. Cette position critique, cependant, ne donne pas lieu à un discours politique. Il s'agit plutôt de renvoyer chaque partie à ses responsabilités, dans l'environnement même du musée ou de la galerie : il revient à l'artiste de " faire art ", à la pièce d'être efficace en ce sens, à l'espace et au lieu d'être exploités en ce sens, au spectateur d'être percevant en ce sens.
De même que le travail de Delayen ne dénonce pas mais replace chaque intervenant de l'exposition devant ses droits et ses devoirs singuliers, il ne se construit pas non plus sur une mise en abyme ou sur un métalangage référentiel où l'histoire de l'art, ses institutions, ses acteurs et ses codes, seraient utilisées comme pièces d'un jeu d'échec ou d'une stratégie formelle destinés à découvrir telle imposture ou à célébrer. L'oeuvre de Delayen ne dit pas : " le Roi est nu ". Elle dirait plutôt : " Il existe un royaume, il est organisé, j'y tiens une place, je suis un de ses sujets : comment exister ? ". Exemple archétypale
de cette démarche analytique, les Magnifying Glasses dont on pourra découvrir l'adaptation pour BOZAR après avoir été, en 2002, installées à Tourinnes-la-Grosse. Ces instruments d'optique, placés par l'artiste en certains endroits, modifient la perception du spectateur sur des détails d'un espace.

Par la seule présence de ces loupes, le lieu de l'art et le spectateur sont littéralement pris entre deux feux, entre la vision périphérique qui se nourrit de mémoire, de savoir et de langage et la vision centrale, grossie, ciblée sur le détail (in)signifiant, qui fait patiner les références, occasionne le fortuit, aspire le regardeur dans un vortex où le sens lui incombe, inédit.
Dans le balancement perpétuel entre ces deux états, l'oeil est mis à la question : qu'est-ce que je regarde, comment je regarde, pourquoi je regarde et partant, que vois-je ? Cette immense question posée à la perception et au savoir, à l'instant et à la mémoire, s'inscrit donc dans une démarche animée par le souci de prendre en compte chacune des parties en jeu dans l'exposition, et leur relation. Et de rejouer les possibles à chaque fois que l'occasion se présente, en explorant les pistes du sensible.
Eric Delayen n'est pas vidéaste, pas peintre, pas poète, pas sculpteur,… Hors des spécificités propres aux catégories, il est plasticien. La souplesse, la polyvalence, l'adaptabilité, la maniabilité des matières, des volumes et des idées sont au centre de ses choix d'artiste. Si cette diversification est mise au service d'un propos, elle oeuvre aussi pour elle-même dans l'identité diffractée d'un travail où le désordre fait irruption dans la maîtrise, dans la structure, dans l'ordre et l'organisation apparents.

Un système va de pair avec sa commotion. Cette dualité est au coeur de la réflexion d'Eric Delayen. Les pièces de Delayen sont à chaque fois des tentatives, des essais d'ordonnancement des éléments d'une combinaison qui interagissent entre eux, synchroniquement et diachroniquement. Mais subtilement, il apparaît que l'interaction des parties entre elles et avec le tout relève de l'interférence.
L'interaction en elle-même se révèle chaotique, donnant lieu au désordre qui fait lien, au manque qui épaissit l'intelligible, à l'aiguillon de la frustration, de l'échec et de l'inachevé qui donne corps à l'oeuvre.

Le travail récurrent qu'opère Delayen sur la décomposition du langage est exemplaire à cet égard. Les installations vidéo Wandering Love (2004), Wandering Words (2004) ou encore Muette (2003), ainsi que le triptyque vidéo que l'on pourra découvrir au BOZAR, orchestrent différemment des textes scientifiques ou littéraires (et non des moindres : Joyce, Canetti) préalablement découpés en unités qui sont réagencées selon un ordre rythmique qui emprunte à une longue tradition de " coupeurs de mots en quatre " (Apollinaire, Tzara, Isou et la poésie lettriste notamment) en leur adjoignant d'autres expérimentations (le silence pour Muette, le synthétiseur vocal pour Wandering Words et Wandering Love ou encore la traduction en morse pour le projet Cardinal et surtout l'image, essentielle à chacune des étapes du travail.

Fractionnée, par la voie de l'informatique notamment, la langue cependant reste inéluctable. Elle est reprise par un autre système, un autre code, une autre grille qui vient souligner son opacité fondamentale, la liberté d'interprétation qu'elle suppose, l'arbitrarité du signifiant, l'impossible de la communication. Cocteau disait : " un livre n'est souvent qu'un dictionnaire en désordre ". Pourquoi, dès lors, ne pas remixer une fois encore le grand réservoir ? Ces réagencements, ludiques et graves à la fois, délimitent encore, dans l'espace de l'exposition, un périmètre d'action (ou d'inaction) pour le spectateur. OEuvres de calcul, elles viennent blesser les espérances de l'oreille. Référentielles, elles désacralisent des monuments littéraires qu'elles détaillent et remontent avec gourmandise, comme un jeu de Lego. Installations visuelles, elles font montage avec le lieu qui les accueille et interpellent la linéarité du désir du visiteur.
Pour clore cette courte présentation, on pourrait dire que, jusqu'à présent, le travail d'Eric Delayen s'est à chaque fois révélé inattendu. L'absence de motif récurrent, la diversification formelle de l'oeuvre ne sont pas volonté de surprendre mais reprise inédite du risque d'exposer, reprise de la tentative d'interroger cette notion même d'exposition et ses parties interagissantes. L'étymologie du mot " exposition " rassemble les significations du latin expositio, à la fois " exposé, explication " et " abandon (d'un enfant) ". On ne saurait mieux dire le composé structurel qui régit le travail de Delayen où l'intérêt conceptuel croise la charge affective, où la modélisation du réel se cogne au chaos de l'intime esprit.

Anne-Françoise Lesuisse,
Juillet 2008