Afin que ce texte puisse paraître en heure et jour dits, et qu'il ne soit pas un lacis de généralités sur l'uvre de l'artiste, il a fallu s'appuyer sur un projet d'exposition rêvé par Éric Delayen bien avant l'ouverture de celle-ci, et même avant sa réalisation matérielle. Qu'en sera-t-il dans la réalité de l'adéquation du texte à l'objet ? Mystère. Il se peut que plus rien de l'écrit ne s'applique (ou si peu) à ce que verront les spectateurs qui, imprudemment, chercheraient à se raccrocher à l'analyse. Danger donc, de s'embourber dans l'invention, d'être à coté de la demande, de patauger dans le fallacieux. Mais pour une fois qu'on peut commenter un rêve possible, on ne s'en privera pas.
Mesdames et messieurs, suivez le guide. L'exposition se déroule de la cave au grenier des Brasseurs, mais c'est à une visite interne de l'artiste, des pieds à la tête que vous êtes effectivement conviés. Pour les pieds, aucun doute n'est permis, ils se balancent dans la cave, en gros plan sur un écran vidéo. De plus, ils s'intitulent (pas eux nominativement, mais l'uvre qu'ils habitent) "dérobade", puisque le sol se dérobe sous les pieds de l'artiste pendant que lui-même se dérobe à nos yeux ébahis. Dés le sous-sol, rien ne nous est caché de son envie de nous fuir, de toutes les façons possibles. Pourtant, il nous montre enfin quelque chose de lui, et ce sont ses pieds. Car on peut supposer que ces pieds qui nous observent appartiennent à l'artiste. Ils sont la base de son appui au monde comme la cave est la fondation de la maison, comme cette "dérobade" est le socle de la réflexion plastique qui se déploie sur trois étages.
Maintenant le rez-de-chaussée. Un canon à chaleur souffle (soufflera, devait souffler, devrait souffler) des plastiques blancs vers un coin de la pièce (dans une autre version, ces mêmes plastiques seraient remplis d'air et gonflés comme des ballons). On aimera imaginer que nous traversons les poumons de l'artiste (1) dont le corps métaphorique a été dispersé sur les quatre niveaux de l'exposition. Il a beau s'être pendu à l'étage du dessous, il continue de respirer, de bouger aussi, de vivre. Comme dans ce film de Richard Fleischer, "Le voyage fantastique" (1967), où une équipe de scientifiques était miniaturisée, puis injectée dans le corps d'un malade afin d'intervenir médicalement de l'intérieur, nous sommes conduit le long d'un parcours anatomique aussi balisé qu'un chemin de grande randonnée.
Au-dessus encore, une cage. Thoracique ? Elle contient des instruments qui permettent de chanter, de produire des sons, d'émettre des paroles. Même si un mécanisme les arrête, obligeant le système à se répéter, à bégayer, à revenir au début de son discours. D'un étage à l'autre, respirer et chanter ont été dissociés, comme sont dissociées ces fonctions dans notre appareil aérien. L'artiste ne chante pas comme il respire, une difficulté s'immisce dans l'expression et la blancheur conceptuelle de la pulsation se distingue de la mécanique de l'expression. Vous en conviendrez, il faut bien deux étages pour mettre en évidence une telle préoccupation.
Sous le toit, au deuxième et dernier étage, la tête. En photographie et en radiographie. Deux grands autoportraits flous, mais monumentaux, contemplent, outre les spectateurs, une estrade située au centre. Dans les dépressions emplies d'eau de son dessus se laissent apercevoir les contours d'un crâne. Bien que vu de face ou de l'intérieur, l'artiste se dérobe encore. En ne montrant rien qui puisse l'identifier physiquement. Vers la référence à Francis Bacon dans les grandes représentations en deux dimensions, vers l'anamorphose dans les creusements elliptiques du bois. En se situant quelque part entre le seizième siècle des cabinets de curiosité et le vingtième siècle de l'expressionnisme pictural.
Un peu partout, afin de prouver que nous nous déplaçons bien dans un corps (celui de l'uvre, bien entendu), des images tératologiques et médicales, où enfin le corps, parfois infirme, déformé, redoublé, se donne enfin à lire en entier. Tirées d'Ambroise Paré (2) et d'autres bons auteurs, ces représentations s'accouplent souvent avec des meubles, parachevant la métaphore du corps habitable, parcourable. Du corps comme maison.
Des pieds, des poumons, des cordes vocales, un crâne, un visage. Peu d'organes mais un véritable labyrinthe. Ni jambes ni bras, ni sexe ni hanches. Un habitacle ne se déplace pas, seules les idées se déplacent. Tant d'objets hétéroclites, tant de moyens d'expressions (de l'intaille à la vidéo) pour que l'idée se renforce. Tant d'installation pour souligner un concept, plus corporel que mental, plus plastique que philosophique. Dans cet autre labyrinthe, une figure se dessine et s'introduit dans le spectateur quand celui pensait s'être faufilé dans l'intime de l'artiste. Un dernier retournement. Un pied de nez final, pourrait-on dire.
La visite est terminée, messieurs et mesdames. Bonne journée, attention dans l'escalier et n'oubliez pas le guide.
Merci.
François Bazzoli
Marseille, mars 2002
Notes :
(1) Mais dans la réalité, quatre radians donnent la fièvre à la pièce dans laquelle est suspendue la photo d'un sac vide et blanc : estomac, épigastre, diaphragme ?
(2)
in "Des monstres, des prodiges, des voyages", 1585.