SENSIBLE EMPIRE
L'univers d'Eric Delayen est étrangement poétique, doucement inquiétant, empli de tensions légères, multiples. Constitué de dessins, vidéos, photos, objets, il utilise un vocabulaire tiré du réel, issu d¹un quotidien et dans lequel il introduit une certaine étrangeté, jouant sur les ambivalences.
Que ce soit à l'image du château (0.25 x3 x3 m 1995 - 2003) présenté chez arteaspoon à la fois solide dans la manière d¹envahir l¹espace et fragile par le matériau ou comme sa Sorcière*, formellement soignée, techniquement impersonnelle et froide, un certain cartésianisme confronté à un contenu chaotique.
Son travail oscille continuellement entre des notions opposées, couple complémentaire et indissociable: stabilité/instabilité, fragilité/solidité provoquant chez le spectateur à la fois attirance et inquiétude, un trouble léger, une certaine frustration parfois et de là un questionnement le renvoyant à lui-même.Éric Delayen considère en effet son travail comme la mise en scène d'un vide artificiel à investir. Les questions qu¹il soulève portent sur la manière dont le spectateur le remplit, ce qu'il attend de voir, sa faculté à projeter.
Questions soulevées sans réponses données, qui renvoient le spectateur (et l¹artiste lui-même) à ce que révèle l'attente par rapport au travail artistique et, au-delà, à ce besoin de chacun à être comblé par des convictions dictées. À la manière d'un cahier à colorier dont les contours en partie prétracés nous invitent au remplissage et à l'examen du résultat.
Dans le sous-sol d'arteaspoon, un château veille donc.
Empire fragile pouvant s'effriter au moindre frôlement de sa masse de sable et dont la tour trône, isolée au coeur de ce territoire ensablé, inapprochable. Allégorie de toutes manifestations de pouvoir, aussi bien intime que politique, on peut y voir une référence à l'actualité autant qu'une évocation de ces tiraillements intérieurs opposant nos aspirations et nos capacités.
Cette prise de possession fragile d'un espace est également liée à une réflexion d'Eric Delayen sur le monde artistique dont les fonctionnements ne sont jamais que la miniaturisation de ceux qui animent plus largement la société: pour y survivre l'artiste doit y développer lui aussi stratégie, jeux de pouvoirs, prise de territoire. Qui reste fragile. Critique d'un système et autocritique par là même.En face un souffle photographié, matérialisation aérienne portée par un support net et clair. Presque incolore, un autre creux à remplir, à animer. À l'origine un sac de plastique blanc, sur fond blanc. Une respiration douce qui se fond presque dans le lieu.
De la mezzanine, une bouche en gros plan que la projection surdimensionne nous chuchote un texte inaudible. Intime par le cadrage, elle domine par sa situation, frontière entre la mezzanine et la salle de restaurant.
Cette bouche flotte, sortie de nulle part, à l'image d'une voix supérieure ou intérieure.
Elle ressasse à l¹infini la même histoire, séquence après séquence, les morceaux en sont mélangés et remontés différemment, ce qui produit un ballet syncopé des lèvres murmurant.
Toujours la même histoire donc, comme celle qui nous anime chacun, ensemble de pensées muettes enchaînées selon une suite toujours changeante, dont le contenu est pourtant toujours le même.
En intertitre illisible de ces séquences silencieuses, apparaît une montagne vacillante de papiers chiffonnés qui finit par s'écrouler, continuellement. L'artiste emprunte ici des références au cinéma muet: l'intertitre sensé explicité la séquence ou résumé le dialogue, l'image noir et blanc et tremblante.
Toujours cette même histoire, interminablement réécrite.
Page blanche à remplir encore, réflexion sur l'autocensure en filigrane, évocation aussi des univers chiffonnés, nouveau modèle envisagé en astrophysique.Et de temps en temps, venant déranger la tranquillité du restaurant, une salve d'applaudissements jaillit et se module durant 5 minutes, passant de l¹explosion au silence ou au bravo solitaire. Questionnement sur ce qui s'est passé ou va se passer, sur le lieu, son contenu, sur les personnes à qui ils sont destinés. Applaudissement des usagers du lieu qui sait, mangeurs de sandwiches et/ou d¹art, de ceux qui y travaillent, peut être aussi des applaudissements pour rien, pour eux-mêmes, encore une fois pour le creux, pour nous-mêmes, parce que c¹est dit-on, le salaire des comédiens, saluons cette humanité.
Véronique Linard,
janvier 2003 - Arteaspoon Galery